HAMED ET NAÏMA BOUANANI LE MAROC ET IBN BATTUTA
Après le beau succès au Grenier de Toulouse et de la tournée qui a suivi, des comédiens « invités » n’ont pas voulu continuer à exploiter les spectacles ! Autant ne pas donner leurs noms. D’ailleurs ils n’ont pratiquement rien fait après ça. Il faut une certaine bohème pour cette manière de vie. Le théâtre ne peut pas se pratiquer sans de constantes prises de risques et sans un renoncement total à la vie « bourgeoise ». Y compris pour les comédiens très connus. Je vais employer un mot agaçant, mais c’est une vocation. Nous nous retrouvons Michka Samarra, Marie, Charles Boda, Jean-Pierre Han, Jean-Pierre Rigaud et moi désemparés, sans solution d’avenir. En Espagne et au Portugal sévissaient encore des dictatures. J’étais en train d’essayer d’écrire une pièce sur des ouvriers portugais immigrés clandestins qui avaient été pris dans une coulée de béton en France lors de la construction d‘un barrage. Comme ils étaient clandestins, la justice ne bronchait pas. C’est un avocat engagé qui m’avait parlé de la chose. Et si nous allions au Portugal ? Nous prenons nos deux caravanes et nous voilà au Portugal où nous parvenons à contacter un syndicat clandestin et où nous sommes accueillis dans un village par une population paysanne d’une qualité humaine inoubliable. Nous sommes ensemble avec eux, le soir, et nous chantons. Ils improvisent des fados. Charles sort sa guitare. Jean-Pierre Rigaud, qui est un gourmand, visite les caves regorgeantes de vins, d’huiles, charcuteries… Il disparaît des journées ! Début Avril, la situation se tend. Nous sommes obligés de passer en Espagne. À peine en Espagne c’était la révolution des œillets. Frontières bloquées. Impossible de revenir en arrière. Zut ! C’est là que Charles Boda nous affirme bien connaître le frère du roi du Maroc. Va pour le Maroc. Je passe les péripéties. Montherlant a titré un de ses bouquins « Un Voyageur Solitaire est un Diable ». Alors six, vous imaginez ?… Naturellement le frère du roi était un mythe. À Rabat l’Alliance Française nous demande un spectacle poésie. Au travail. Nous donnerons une trentaine de représentations, de quoi manger. Un Inspecteur de l’Enseignement nous propose de rencontrer un réalisateur de cinéma important, ce que nous faisons. C’était Ahmed Bouanani. La rencontre fut étrange. Il ne disait rien, nous ne disions rien, Naïma Bouanani sa compagne nous servait du thé, deux petites filles nous observaient : Touda et Batoul… À l’instant de nous quitter, Ahmed me dit : « Pouvez-vous rester ? J’ai une chose très importante à vous dire.» Jean-Pierre Rigaud et moi restons. Nous rejoindrons les autres plus tard dans la soirée. En fait, la mère de Ahmed qui était une sorte de voyante lui avait dit que tel jour un homme blanc, maigre et ayant le même âge que lui entrerait dans sa maison, qu’il faudrait le retenir, car il deviendrait son meilleur ami. C’est ce qui est arrivé. Un ou deux mois plus tard le reste de l’équipe a rejoint la France. Avec la famille Bouanani nous avons fait toutes sortes de choses : des scenarii, des textes de théâtre, des costumes, que sais-je ? Naïma était douée en tout ce qui touche au cinéma. Et toujours avec un extraordinaire enthousiasme. Les vedettes de la télé, les comédiens du théâtre national, tout ce beau monde venait souvent, le soir, tard, dans le trois pièces HLM des Bouanani, rue d’Oujda, à Rabat, et on discutait, on rêvait. Jean-Pierre Rigaud disait à la télé un poème de Cendrars : « c’est trop facile d‘être triste... » Je me souviens, une nuit, nous avons attendu, assis sur le trottoir en face d’un Hôtel de luxe de Rabat, espérant en voir surgir Pasolini qui était au Maroc pour des repérages. Mais voilà que soudain je suis convoqué par le ministre de la culture qui me demande d’écrire une pièce pour le Théâtre National en vue de jouer aux rencontres théâtrales de Dakar. Quelque chose ayant trait au Maroc, naturellement. La marge de liberté était étroite. « Surtout ne me faites pas du Brecht » me dit le cher homme, « Oh, Monsieur le Ministre, comment le pourrais-je ? », etc… Ahmed me parle d’un certain Ibn Battuta, sorte de Marco Polo à la marocaine. Après bien des errances, car je tenais à des bases historiques irréfutables, la pièce avance : une farce, une sorte de texte picaresque à la Dario Fo : « Les Voyages d’Ibn Battuta ». Evidemment pas très respectueux, mais les Marocains sont réputés pour leur sens de l’autodérision. À mesure Ahmed traduit en arabe dialectal avec des citations en arabe classique qui font mourir de rire les futurs interprètes. Nous sommes dans la joie et sans méfiance aucune. Mi-décembre, date buttoir pour la remise du texte, je le porte au ministre… Le 31 décembre exactement, nous nous retrouvons, Jean-Pierre et moi de l’autre côté de la frontière, sans un sou, même pas de quoi acheter de l’essence. Panne sèche devant un cinéma de Malaga qui projetait un James Bond. Le projectionniste est seul, devant la porte, pas un client, jour de l’an oblige. Il nous invite à rentrer, j’explique ce qui nous arrive, il me passe le téléphone de la salle, j’appelle mon père qui nous enverra un peu d’argent, de quoi rentrer. Merci, l’espagnol et merci papa ! Fin de l’aventure. Plus tard toute la tribu Bouanani viendra en France, le groupe « Images » fera la musique du meilleur film d’Ahmed : « Le Mirage ». Ahmed peindra des toiles pour « Le Jeu de Robinson », Naïma fera des costumes, elle fera même une tournée avec les comédiens d’Avant-Quart… Ils viendront nous rejoindre plusieurs fois, mais j’en parlerai pour « Les Contes de la Charrette » en 1983.
Maintenant que Ahmed est au royaume des songes ininterprétables, maintenant que Naïma, son amoureuse l’a rejoint, car elle s’ennuyait trop, ils ont tout loisir d’écrire ce qu’ils ont sur le cœur et de se fabriquer les films les plus fous. Le Maroc vient de leur rendre un hommage national et solennel car ils sont les vrais inventeurs du cinéma marocain et au- delà. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, n’est-ce pas ?… En outre on vient de rééditer le roman de Ahmed publié de son vivant au Maroc : « L’Hôpital ». Pour ce qui est du film « Le Mirage », on le trouve très facilement en DVD. Touda Bouanani veille sur la mémoire de ses parents avec ferveur et sa détermination courageuse.
1974
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